On a toutes les deux allaité notre bébé
Lorsque que nous commençons à parler d’enfant avec Katrin, nous sommes déjà toutes les deux, si profondément mères. Nous sommes prêtes toutes les deux à porter les bébés, on se chamaille en riant plus ou moins jaune à qui va porter le premier enfant, et puis un jour comme une déclaration d’amour je lui propose de porter notre enfant dans son ventre. C’est un acte d’amour, mais ce n’est pas du tout évident pour moi, je ne suis en aucun cas prête à être la « deuxième Maman ».
Je ne sais pas au départ que c’est possible d’allaiter sans avoir été enceinte. J’ai même honte d’y penser, je me dis que cela peut être choquant, gênant, inadapté. Je me résigne à ne pas pouvoir allaiter. Et dans ma peur immense de ne pas pouvoir créer de lien maternel avec mon enfant qui est dans le ventre de ma femme, je rêve qu’elle décide de ne pas allaiter non plus. Pour qu’on soit égales, qu’on soit des mères égales. Et puis bien sûr je n’assume pas ça du tout, ce sentiment très égoïste de ne pas vouloir que mon enfant reçoive de lait maternel pour pouvoir trouver ma place en tant que mère, c’est bancal.
Alors je commence à parler de lactation induite, à voix haute. Cela est très mal reçu. Je reçois toutes sortes d’affirmations humiliantes qui en viennent à me faire pleurer. C’est difficile à entendre durant cette phase de ma construction en tant que mère. Si c’est ça que d’être la mère non biologique alors je ne suis pas prête, je n’en n’ai pas envie. Après tout un tas de suggestions décourageantes j’arrête d’y penser.
Puis un jour en cours de préparation à l’accouchement, je pose timidement la question, sur la lactation induite. La sage-femme n’y connait rien, et me dit que bien sûr si je mets le bébé au sein, avec les hormones naturelles de l’amour, j’aurais du lait. Ce n’est évidemment pas comme ça que ça marche, mais elle me déculpabilise complétement, pour elle c’est possible, c’est même merveilleux, et ce serait bénéfique pour le bébé, pour ma femme et pour moi. Katrin est très emballée par l’idée. Alors on se lance dans l’aventure. On contacte une grande spécialiste du sujet à Berlin, et on suit un protocole strict établi par Jack Newman, pédiatre canadien spécialiste en allaitement, alliant la prise d’un médicament non hormonal avec un planning de pompages réguliers toutes les trois heures. Je ne le suis pas à la lettre, car je travaille et je décide de ne pas pomper la nuit. En 4 jours j’ai du lait, c’est incroyable, dans mon cœur c’est la fête, je ne me sens plus mère « clandestine », je vais être mère pour de vrai, je vais nourrir mon enfant, je vais avoir toute ma place. A ce moment-là je pense que je fais surtout ça pour moi, pour créer du lien avec mon bébé. Je n’ai pas encore compris à quel point ce sera bénéfique pour toute la famille.
C’est le grand jour, notre bébé va arriver. 48 interminables heures plus tard, il est là. J’ai les seins gorgés de lait, je suis prête. Isaïe lui est en grande difficulté, nous essayons toutes les deux d’allaiter à la naissance mais lui devient de plus en plus violet, il respire de moins en moins. Il n’est pas en mesure de téter. Il est emmené en réanimation, puis en soins intensifs, j’attends dans le couloir. Même avec mes seins pleins de lait, je suis quand même la seconde mère je n’ai quand même aucun droit sur l’enfant. Et théoriquement aucun droit d’être là, devant la porte de sa chambre à essayer d’apercevoir son petit corps plein de machines, et lui susurrer des mots de courage et d’amour. Katrin a beaucoup souffert, elle survit à quelques complications postpartum, elle n’a qu’une quantité infime de colostrum. Moi j’ai du lait, je pompe toutes les trois heures, et je confie mes biberons de ce liquide précieux aux infirmières pour qu’elles lui fassent glisser dans sa sonde. Jusqu’à ce que la consultante en lactation du service de soins intensifs s’en mêle, elle et son homophobie sous sa forme la plus laide. Elle s’adresse à Katrin en disant qu’elle lui interdit que son enfant soit en contact avec du lait étranger, qu’il vaut mieux passer au lait en poudre et qu’aucune preuve ne peut amener à penser qu’il a deux mères.
Tout mon monde s’écroule.
Notre bébé a été conçu dans la plus stricte légalité, pour cela on s’est expatriées, 3 ans en Allemagne, dans une des régions où c’est parfaitement légal. Mais quand même là, devant mon bébé, qui ne respire pas encore tout seul, et dont le pronostic vital est toujours engagé, avec mes seins gorgés de lait, je ne suis personne, qu’une imposture de l’amour, et je n’ai rien à faire là. Il faut la jouer fine. Si je me mets l’équipe à dos, c’est le risque de ne pas pouvoir revenir le voir. Les soins intensifs de néonatologie sont réservés aux parents, « aux vrais ». Nos sages-femmes de la maison de naissances œuvrent pour nous faire respecter, elles me font une prise de sang pour avoir la preuve que je n’ai pas le Sida et elles se battent pour nous en interne. Pour finir l’équipe du service cède, et j’ai le droit avec une seringue de lui administrer sa première dose de lait directement dans sa sonde.
Le lendemain il a repris des forces, alors que je le tiens dans mes bras pour la première fois, il se met à respirer. On peut le prendre dans les bras, et ma femme commence la mise au sein. Et ça marche. Il est sauvé, il a remonté la pente d’une très grave infection des poumons et d’une aussi grave septicémie, qui aurait pu lui coûter la vie. Mais il est là, vivant, et enfin, il mange.
Vient mon tour. Et là pour l’équipe c’est impensable. Que j’ai du lait pour éviter le lait maternisé c’était une chose. Mais le mettre au sein alors que je ne suis pas sa mère, selon leur standard de maternité, ça non, impossible, beaucoup trop stressant pour l’enfant soi-disant. « Deux mères vraiment trop stressant ». Alors elles m’interdisent de mettre mon bébé au sein et de faire du peau à peau. Il est branché dans tous les sens, nous avons besoin d’assistance médicale pour le prendre dans les bras, je ne peux en aucun cas contrer cette interdiction. Elles lui donnent mon lait, en biberons. Je suis sous le choc, depuis la première seconde de sa vie, je n’ai pas les forces, pour faire valoir ma place de mère, alors je ne dis rien, et je continue à pomper. Je sais que cela risque de compromettre le projet de co-allaitement.
Et puis il est transféré, il quitte les soins intensifs pour passer au service des enfants qui vont guérir. Et je saisis ma chance. Je l’allaite, mon fils, en tant que mère. Mon tout petit bébé. Et il réussit, il est le plus serein du monde, il tête pendant des heures et s’endort, il respire de façon apaisée. Je me cache un peu du personnel soignant, mais ça y est je suis presque libre d’être sa mère pour de vrai. Et plus personne ne dit rien. Dès le moment où j’ai eu mon fils accroché à mon sein, en train de se nourrir, plus personne n’a jamais plus mis en cause que j’étais sa maman. J’ai beaucoup de lait, et il tête longtemps.
Ma femme a plusieurs complications dans les 6 premières semaines de notre vie postpartum. Le co-allaitement est un élément primordial de la construction de notre vie de famille. Elle est très faible, je peux assurer une bonne partie de la nuit, elle peut dormir quand elle veut et on construit notre lactation comme ça, à deux. En toute liberté on lâche les protocoles, on ne pompe plus et on ne calcule rien. Nous co-allaitons notre enfant de la manière la plus naturelle qui soit. C’est à celle qui a le sein le plus plein, celle qui est là. Isaïe ne fait pas la différence entre l’une ou l’autre de ses mères. Il nous demande du lait à l’une ou l’autre, il n’a pas de préférence, et se sent rassuré dans tous nos bras pleins de lait. C’est pour nous la plus belle des manières de devenir mamans ensemble.
Cela m’aide beaucoup à trouver ma place, à me rassurer dans mon rôle de mère. Cela fait de notre fils un bébé extrêmement satisfait, rassuré. Isaïe ne pleure jamais au grand jamais parce qu’il veut du lait. S’il n’y a plus de lait chez l’une il y en a chez l’autre, et cela permet aussi à Katrin de se remettre de cette terrible épreuve qu’a été l’accouchement et les suites de couche. On continue comme ça pendant 8 mois et demi. J’ai ensuite moi un problème de santé qui nécessite une hospitalisation. Je perds ma lactation, c’est très dur et cela me manque beaucoup mais Isaïe me demande encore de temps en temps de la façon la plus mignonne qui soit avec le signe lait et sa petite main, une tété de confort, et je retrouve ce moment si complice et calme avec mon grand bébé. Je suis d’une grande gratitude d’avoir eu la chance d’être informée à temps pour pouvoir vivre cette expérience extraordinaire avec mon enfant. Une chose est sûre si prochain bébé il y a, il y aura à nouveau profusion de lait de mama, et de maman 😊
Mona, maman d’Isaïe
Crédit photo : @monaetkatrin